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 KALKIN

   Sous une chaleur de plomb, quelques personnes prenaient leur mal en patience, assises sur les bancs de la gare de Pierrefitte. Elles suaient à grosses gouttes et maugréaient quelques vagues malédictions contre les grévistes, responsables de leur attente.

" Voie 1, voie 1, le train à destination de Corbeilles Essones va entrer en gare dans quelques instants. Merci de votre attention, de votre compréhension et de votre patience. "

  Nul ne vit que deux personnes se battaient sur le toit du train qui approchait. Mathias tomba avec fracas, balayé du dessus du RER D comme un arbre déraciné par un ouragan. Il se redressa avec difficulté, tandis que son adversaire bondissait, parcourant les airs avec légèreté, tel un oiseau. Mathias vit qu'il prenait la direction du lycée.

- Bien sûr ! pensa-t-il. Dans une demi-heure c'est la sortie de ma classe !

  Il réalisa qu'il ne pouvait pas prévenir ses amis, il ne se sentait plus capable de se déplacer à la vitesse de son adversaire dans l'état où il se trouvait. De plus, le RER risquait d'être trop lent, s'arrêtant à chaque station, grève oblige. Il fallait pourtant qu'il leur envoie un signal. Peut-être que sa maya, la puissance d'illusion que lui conférait sa nature, pourrait l'aider. Car Mathias n'était pas n'importe qui, ce qui n'était pas évident à le voir se traîner sur le sol de la gare.
     ***
Sophie et Anne sortirent en riant du lycée :

- Allez, suivez, là... fit Sophie, imitant leur professeur de mathématique.

- Hi, hi, et dire que Mathias n'a pas pu venir à cause de la grève !

- Arrête. Le connaissant, il a tout fait pour venir et il a été retardé par une fille qui lui a demandé de sauver la Terre.

- Hum... Tu lui en veux pour l'autre fois, toi ? Rancunière et jalouse, vraiment !

Sophie rougit et haussa les épaules.

- Pas du tout ! Si cet idiot n'avait pas dragué cette serpente, rien de tout ça...

Elle s'arrêta net. Sur le nuage de pollution surplombant Paris se détachait un énorme cercle jaune, avec en son centre une tache noire en forme de chauve-souris.

***

  La créature soupira de dépit. Elle avait beau regarder les élèves se répandant en tout sens, elle ne voyait pas les proies que lui avait assignées son roi. Lorsqu'elle les trouverait, elle leur ferait payer ce retard. Cette pensée ramena un sourire sur ses lèvres. C'est alors qu'un mouvement attira son attention. Une silhouette se tenait sur une autre branche de l'arbre, et elle en distinguait une deuxième perchée sur un lampadaire pas très loin.

- Vous osez ? ! Vous auriez mieux fait de fuir, éplorées, chercher une cachette !

  Sophie, appuyant sa main droite sur son avant-bras gauche, le montra du doigt et lui fit un clin d'œil malicieux tout en lui tirant la langue.

- Au nom du Dharma, je vais te botter le cul !

  Le démon grogna. C'était la chose qui l'énervait le plus chez tous ces lycéens abrutis. Leur force, leurs armes et même leur arrogance, rien de tout cela ne le gênait lorsqu'il leur broyait les os avant d'en extraire la moelle. Non, ce qui l'horripilait, c'était ces références incompréhensibles. Son roi lui avait dit que ces humains aimaient sans doute montrer leur connaissance des arts et imiter les héros de leurs légendes, mais il n'en éprouvait pas moins d'irritation. Il se souvenait d'un adolescent vêtu d'un lourd pardessus noir et portant des lunettes de soleil, qui avait tenu des propos inexplicables. Et l'imbécile de la gare... Celui-là, le démon n'avait pas eu le temps de l'achever. Sa mission passait avant tout et il ignorait si ce dernier était seul. Mais rien que pour les mots marqués sur ses vêtements, il aurait mérité la mort. L'être démoniaque se reprit. Où était passée la seconde fille ? Il ne tarda pas à la localiser, ou du moins son poing.

  Le démon atterrit sur un mur de briques qui s'affaissa, y laissant un impact en souvenir de son passage.

- Tu vois ? Ca n'était pas difficile, plus ils sont gros, plus ils sont bêtes.

  Anne sauta au sol et Sophie la rejoignit. La créature, hors de l'ombre des fourrés, était maintenant clairement visible : grande, difforme, musclée, elle semblait taillée dans une pierre noire. Sa bouche était pourvue de crocs acérés, son cou portait un collier de crânes et son visage tenait autant du chien que de l'humain. Elle inspira avec difficulté et concentration, tendant ses muscles. On entendait ses os craquer, tandis qu'elle les remettait à peu près en place par la seule maîtrise de son corps, discipline apprise des années durant auprès d'êtres infernaux que les dieux même redoutaient.

- Ok, celui-ci est différent.

  Oh ! Celle-là était plus intelligente que les autres. Elle avait senti le danger, il fallait s'en débarrasser en premier. L'homme-bête fit apparaître une lance de ténèbres dans sa main, qu'il lança sur Anne. Le projectile s'abattit en sifflant, tandis qu'un vent soudain secouait les arbres du quartier. Elle ne poussa qu'un cri et s'effondra, tenant à deux mains la lance qui lui transperçait la poitrine.

- Non ! ! ! Anne !

  Sophie était près d'elle, tenant son amie dans ses bras. Une chaleur intense s'éleva, si intense que la canicule devint risible. Sophie releva des yeux rouges de fureur, tandis qu'une lumière majestueuse émanait maintenant de tout son corps.

- Pour ça, tu vas crever, ordure ! promit-elle d'une voix furieuse, tandis que des larmes coulaient sur son visage déterminé.

- Je vais prendre vos têtes et vous ajouter à mon collier, si tu ne me dis pas où est Kalkin, l'incarnation du Dieu descendu sur Terre pour détruire mon maître. Ton amie peut encore être sauvée, songes- y...

 Sophie s'arrêta net, bouleversée par les propos insidieux du démon. Que devait-elle faire ?

***

 
Mathias hurla de frustration tandis que la voix du chauffeur se faisait entendre dans son wagon :

- A cause d'individus courant sur les voies, le train est momentanément arrêté. Merci de votre patience.

- Non ! Y'en a marre ! Et quand y'en a marre... Il sortit de sa poche un parchemin et le déplia sur le sol. Il était recouvert d'un dessin géométrique circulaire étrange, sur lequel le regard de Mathias se fixa, comme s'il contemplait un monde lointain.

- Déesse, toi la plus éminente des divinités, louée par les trente dieux… Prends-moi en pitié, sois bienveillante, Kali, Kali, grande Kali, toi qui aime la viande offerte en sacrifice ! Toi qui te déplace partout à ton gré, je prends refuge en toi. Tout comme tu sauvas Vishnu du démon Kamsa, aide-moi à sauver mes amis.

  La chaleur dans le wagon devint encore un peu plus étouffante tandis que Mathias continuait de tourner son esprit vers la Déesse. La Déesse était-elle assez puissante pour faire arriver un train parisien à l'heure ?

***
 
    Le démon victorieux observa le corps de Sophie gisant au sol, puis il avança vers Anne et s'arrêta. Quelque chose retenait sa jambe, avec une telle force qu'il ne pouvait faire un pas de plus.

La main de Sophie.

Même évanouie, quelque chose en elle continuait de vouloir sauver Anne et la lumière émanant de son corps démentait son apparence misérable. Il en resta la bouche béante. Il ne comprenait pas que deux êtres puissent tenir ainsi l'un à l'autre.

- Soit, tu mourras la première, considères que c'est une faveur.

Il leva la main au ciel, en faisant sortir des griffes. C'est alors qu'une flèche en forme de demi-lune lui transperça la paume, lui arrachant un cri.

- Un autre ? ! Vous êtes encore combien ?

  Le jeune homme ne répondit pas. Grand et beau, cheveux bruns relevés en pointe, il arborait un large sourire. Il était vêtu d'un large pull, d'un simple pantalon gris et arborait une fine boucle d'oreille dorée contenant de petits éclats de diamant. N'eût été la jeunesse de ses traits, il aurait pu passer pour un adulte.

  Le monstre fit réapparaître sa lance de ténèbres. Courant sur son adversaire, il l'empala. Ou du moins, c'est ce qu'il crut pendant un bref instant. Au contact de la poitrine de son adversaire sa lance était devenue une guirlande de fleurs desséchées ! Le démon recula avec horreur : qui pouvait avoir autant de puissance pour se rire de cette arme imparable, vénérée par les démons et crainte du soleil lui-même ? N'hésitant pas plus, il enleva brusquement son collier et le jeta sur son ennemi. Les crânes s'animèrent d'une vie propre, entamant une ronde macabre.

- Vois ma force, Kalkin. Car je ne doute pas que tu sois Kalkin. Personne, fut-ce le roi des dieux porteur du foudre, ne peut traverser ma barrière.

- Je pourrai franchir cette barrière et les mondes même, si tel était mon désir. Mais pour te montrer que tes prétentions sont vaines, je vais t'abattre sans franchir cette barrière.

- Et comment feras-tu ?

  Le monstre, hésitant devant l'assurance absolue de sa victime, se mit à suer à grosses gouttes.

- Comme ceci.

  A ces mots le démon sentit comme des lames s'enfoncer dans son corps.

- Comprends-tu ?

  Le démon hurla à nouveau de souffrance, il ne comprenait que trop bien. La légendaire arme Sabdavedha, qui permet de transformer le son en arme franchissant l'espace pour mettre à mort l'ennemi. Les crânes tournoyaient autour de l'adolescent, guettant une attaque qui ne venait pas.

- Tu... n'es... pas Kalkin. Le démon le regarda avec attention. Qui... Qui es-tu ?

  L'adolescent souriait, tandis que le démon endurait mille morts, le sang jaillissant désormais des multiples trous dans son corps.

- Je suis l'incarnation du Kaliyuga, l'âge noir. Et tu ne me gêneras pas plus avant alors que je prépare la fin de mon règne. Je détruis toute société, je corromps tout, je trouve les désirs impurs au fond des cœurs des hommes et les pousse à leur perte. Mais je suis aussi le meilleur des âges, car c'est lors du Kaliyuga que les hommes accèdent le plus facilement au salut, parfois en l'espace d'une seule vie. Et c'est à ma fin que le Dieu viendra les sauver et qu'apparaîtra l'âge d'or qui me remplacera. C'est donc aussi par mes actes qu'ils seront sauvés ! Comment as-tu pu penser un seul instant qu'un être tel que toi pouvait changer les règles du jeu divin ?

  Sous ce flot de paroles, le démon explosa en une gerbe de boyaux et de sang. L'adolescent toucha les crânes qui tombèrent aussitôt en cendres, tombés au pouvoir du temps qui détruit toute chose. Puis il s'approcha des deux jeunes filles...

***

  Quand Anne rouvrit les yeux, la première chose qu'elle vit fut le visage de Lionel et son grand sourire.

- Ca va ? Sophie était inquiète pour toi, tu sais ? Tu t'es évanouie, sûrement la chaleur. Tu devrais faire plus attention à toi...

  Elle lui rendit son sourire et se releva péniblement. Elle avait fait sa connaissance au début de l'année. Il lui plaisait bien, était agréable et ne se moquait jamais d'elle, ce qui n'était pas le cas des autres élèves de sa classe qui abusaient souvent de sa timidité. Elle se demandait si Sophie avait eu du mal avec le démon, elle qui était à côté et semblait en bonne santé. Elle se rendit alors compte qu'elle-même ne portait aucune trace de blessure !

  Que s'était-il passé ?

- Hé, ça va ?

  Mathias arrivait en marchant lentement, comme s'il venait d'être piétiné par un éléphant. Il précédait une jeune femme gracieuse légèrement vêtue, aux cheveux courts et noirs comme la nuit. Elle était habillée façon gothique, la peau maquillée de blanc, portant un rouge à lèvres noir. Son nez, sa bouche et ses oreilles étaient percés de fins bijoux en argent. Anne rit doucement.

- Merci pour le " bat-signal ", Mathias !

  Sophie, quant à elle, posa successivement son regard sur Mathias puis sur l'inconnue et fit la moue en notant que les habits de Mathias étaient sans dessus-dessous.

- Hé ben, je vois que tu étais retardé par la grève des transports !

- Ho, heu... Je vous présente Diane, on a sympathisés dans le métro. C'est une nouvelle élève. Et néanmoins incarnation de Kali, attirée par mon appel, ajouta-t-il en pensée. Et puis d'abord qu'est ce qu'il fait là celui-là ? Lionel est toujours là au mauvais moment !

  Lionel plissa légèrement le front après avoir observé la nouvelle arrivante mais continua de sourire.

- Je dois vous quitter, car l'heure tourne. A plus tard…

 
Texte : Alexandre Bléry
Illustrations : Aurore Blackcat. Publié avec son autorisation.