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REBELLION...

   Cela faisait plusieurs heures maintenant que Jules attendait à la terrasse du café que son contact arrive. Il hésitait à partir mais il savait que s'il partait, il n'aurait sûrement plus l'occasion de rencontrer les rebelles. Cela aurait été dommage de ne pouvoir réaliser cet article sur cette communauté étrange pour la Chronique, l'unique journal d'Horlogeuse où il travaillait. Bien sûr il ne s'attendait pas à en apprendre beaucoup sur leurs petits secrets mais il espérait bien découvrir le véritable enjeu de leur cause. Alors qu'il sirotait un verre de menthe à l'eau, une silhouette émergea de la brume permanente qui baignait Horlogeuse. Enveloppée d'un long manteau noir et coiffée d'un chapeau aux larges bords, la femme s'approcha de lui, rayonnante.

-" Comment va notre petit curieux ? " dit-elle d'un ton mutin en passant ses doigts fins dans ses longs cheveux bouclés, d'un roux éclatant dénotant étrangement dans le décor verdâtre qui les entourait...

-" Bien...bien merci...madame... " rétorqua Jules qui se perdait dans le regard couleur d'absinthe de la femme.

-" Allons ne restons pas là, on pourrait nous espionner " dit la jeune femme avec un clin d'œil en montrant d'un regard un périscope qui pointait innocemment dans leur direction depuis un trou de l'immeuble d'en face.

    Jules se leva et déposa deux tickets rouges de boisson sur la table pour régler ce qu'il avait bu. Il suivit d'un pas rapide l'étrange rebelle qui s'enfonçait déjà dans un réseau labyrinthique de petites ruelles noyées de volutes de fumée. Jules se dit alors qu'il ne savait même pas son nom.

-" Excusez-moi madame, on ne s'est pas présenté, je me nomme Jules. Et vous ? " demanda t'il d'un ton hésitant

-" Enchanté Jules, appelez-moi Lilith, tout le monde m'appelle comme ça dans la Cité d'en Dessous... "

-" Lilith...Joli surnom, je me demande quel serait le mien si je vous rejoignais... " dit-il dans un soupir.

-"Et bien probablement Silène à voir la façon dont vous me regardez ! " rétorqua t'elle en éclatant de rire.

 

    Jules crut rougir de la tête au pied et n'osa plus la regarder de tout le trajet, fixant honteusement ses pieds... Après quelques minutes, Lilith indiqua avec la tête une bouche d'égoût ouverte.

-" Bon il faut descendre maintenant, sautez ce n'est pas profond ! " annonça-t-elle avec un air rassurant.

-" Très bien puisqu'il faut y aller, allons-y ! " dit-il en joignant l'acte à la parole.

    Jules atterrit sur le sol spongieux des égoûts sans trop perdre l'équilibre. Il régnait une obscurité presque totale à l'exception du halo lumineux qui provenait de la bouche d'égoût. Quelques secondes plus tard, Lilith sautait à son tour, avec une grâce toute féline. Sortant une lampe torche de la poche de son manteau, elle désigna un couloir à Jules. A force de tourner dans les ruelles puis dans les égoûts, il ne savait plus du tout où il était et il aurait été bien incapable de revenir sur ses pas. Lilith s'arrêta soudain et sortit un bout de tissu noir de sa poche.

-" Désolé mais il faut que je vous bande les yeux, pour notre sécurité, et pour la votre par la même occasion " annonça-t-elle avec une mine désolée.

-" Je comprends Lilith, allez-y je vous laisse faire afin qu'il n'y ait aucun doute sur ma bonne volonté ! "

 

    Lilith mit le bandeau sur les yeux de Jules et serra bien fort pour s'assurer qu'il ne pouvait pas glisser tout seul. Elle lui prit la main avec sa propre main gantée de cuir et le tira à travers les égoûts pendant encore plusieurs minutes. Soudain, Lilith s'arrêta de marcher et lâcha la main de Jules pour s'approcher d'un mur décrépi. Elle pressa une brique qui s'enfonça d'elle-même. Un mécanisme se mit en branle et un pan du mur se mit à tourner, découvrant un escalier descendant dans les profondeurs. Lilith entraîna Jules avec elle dans les profondeurs de la Cité d'en Dessous...

    Après une descente interminable d'escaliers de toutes sortes, Lilith enleva le bandeau de Jules. Ce dernier découvrit un spectacle des plus étonnants. Ils se trouvaient dans une immense salle où se pressait une foule d'humains portant des masques de porcelaine, leur donnant un air étrange d'androïdes. Mais les masques qu'ils portaient n'étaient pas inexpressifs comme ceux des automates. Au contraire, comme tirés d'une pièce de Commedia Dell'Arte, ceux-là se tordaient sous les émotions les plus diverses. La scène avait quelque chose d'effrayant et de fascinant tandis que ces visages fantasques discutaient en silence par petits groupes. Lilith avait mis un masque arborant un air triste et mélancolique.

-" Dame Lilith, pourquoi ne mettrais-je pas de masque moi ? " dit Jules avec un brin de peur dans la voix.

-" Car tu n'es pas des nôtres et tout le monde doit le savoir. Ainsi si tu nous vends au Grand Calculateur, nous saurons tous d'où vient la fuite " déclara Lilith avec une voix ferme qui en disait long sur sa détermination.

-" Oh... très bien, soit. Qui est votre chef, que je lui pose quelques questions pour mon article...? " demanda Jules en essayant de ne pas se laisser submerger par la peur qui montait en lui.

-" Nous n'avons pas de chef mais je peux te mener à Orphée, il sera sûrement d'accord pour répondre à tes questions " dit Lilith en avançant vers un homme isolé juché sur une caisse, jouant de la harpe.

Jules regarda l'homme qui semblait être Orphée, il émanait de lui une impression d'extrême mélancolie, presque palpable. Son masque semblait pensif, résigné. Jules s'approcha lui aussi d'Orphée. Lilith fit alors les présentations.

 
-" Bonjour Orphée. Je te présente Jules, journaliste pour la Chronique. Il voulait en savoir plus sur notre cause. Peux-tu l'aider, toi qui manie aussi bien le verbe que les cordes de ta harpe ? "

-" Bonjour Jules, alors c'est donc toi qui est curieux d'en apprendre plus sur nous ?" dit Orphée avec un ton enjoué.

-" Bonjour Sire Orphée, oui je voudrais vous poser quelques questions, si vous êtes d'accord bien évidemment " déclara Jules solennellement.

-" Et bien je t'écoute Jules... "

-" Alors voilà j'aimerais comprendre les raisons qui vous poussent à défier le Grand Calculateur " se risqua Jules

-" Bien sûr, je comprends ton interrogation... Pourquoi se rebeller contre un être qui nourrit, loge, protège, instruit les humains n'est ce pas ? N'as-tu pas l'impression qu'Horlogeuse est une prison dorée ? Ne penses-tu pas que les humains valent mieux que cet assistanat sans avenir pour eux ? Et surtout, sais-tu ce qui se passerait si le Miroir était reconstitué en intégralité ? Le Monde-Miroir se résumerait probablement à Horlogeuse, encore plus infinie, encore plus tentaculaire, encore plus ennuyeuse... Comprends-tu maintenant notre rébellion ? "

-" Oui je crois comprendre... Vous pensez que l'humanité n'a donc pas d'avenir à Horlogeuse...Mais en a-t-elle dans les Terres-Eclats pour autant ? Les Faëries utilisent les humains comme des pions qu'ils gavent d'absinthe et de dawamesk pour s'en assurer la loyauté. Ils n'ont cure du bonheur des humains...Je me trompe Sire Orphée ? " lança Jules d'un ton acide.

-" Du calme Jules, tu ressembles à un petit soldat du Grand Calculateur à réagir de la sorte... Mais tu as raison, les Faëries se moquent aussi du sort des humains... Toutefois je préfère encore être esclave d'un monde aux milles parfums, aux milles couleurs, et aux musiques féeriques que d'être l'esclave d'une machine qui me contrôle, me surveille, m'enferme en prétextant que c'est pour mon bien ! Mais je vais te dire un secret Jules. Si nous oeuvrons contre le Grand Calculateur, nous oeuvrons également contre les Faëries... " dit Orphée d'une voix qui se fit plus douce.
 

-" Comment cela ? Je ne comprends pas... Pour quel camp êtes vous donc alors ? " demanda Jules qui ne savait plus sur quel pied danser.

-" Pour le camp des humains évidemment ! Comprend moi, si la guerre du Miroir se finissait, quel avenir aurait l'humanité ? Quelle utilité avons-nous aux yeux du Grand Calculateur et des Faëries s'il n'y a plus de guerre pour nous utiliser ? Aucune, Jules, aucune. Et c'est pour cela que la guerre doit durer... Doit durer pour toujours... " soupira Orphée comme si cette simple idée pesait immensément sur son âme.

-" Oh ! Je vois...Nous sommes donc condamnés à n'être que des pions sur un échiquier dont les joueurs sont fous... " dit Jules d'un ton résigné.

-" Je pense que tu as compris. Rentre chez toi maintenant et pense à tout cela. Je te fais confiance pour ne pas divulguer quoi que ce soit de cet entretien. Ne me fais pas regretter de croire en l'humanité, Jules " déclara Orphée, d'un ton ironique mais toutefois amusé.

-" Certes non, messire Orphée, j'ai pris conscience de la mascarade qui se trame perpétuellement au-dessus de nos têtes. La majorité des habitants d'Horlogeuse ne sont pas prêts à ne plus avoir d'espoir en l'avenir... Merci de votre confiance. Lilith si vous pouviez me raccompagner, cela serait fort aimable de votre part... "

     Après une légère révérence à l'encontre d'Orphée qui se remit à jouer de la harpe, Lilith fit signe à Jules de le suivre. Elle s'approcha de la table où les boissons étaient servies et pris délicatement un verre d'absinthe qui semblait l'attendre. Lilith porta le verre à ses lèvres de vermeil et pencha la tête légèrement en arrière. Elle en but la moitié, les yeux mi-clos, semblant chercher une extase dans la liqueur verte qui coulait paresseusement dans sa gorge. Elle tendit alors l'autre moitié à Jules.

-" Buvez Jules, cela sera l'apothéose de cette soirée pour vous... " murmura Lilith à Jules qui eut un mouvement de recul mais qui tendit finalement la main, ne pouvant refuser quoi que ce soit à cette femme si envoûtante.

     Jules but doucement l'absinthe, essayant de lutter contre elle de toutes ses forces. Mais la lutte était inégale et bientôt la fée verte prit possession de chaque parcelle de son âme en riant. Il eut l'impression de changer, de devenir quelqu'un d'autre ou bien autre chose. Il se sentît voler aux côtés de Lilith qui semblait être un oiseau de feu... Puis ce fut comme une chute sans fin, une peur terrible s'emparait de lui alors que la fée verte lui rendait son âme petit à petit, avec malice... Il sombra dans le sommeil.

     Dans la chambre de son appartement, Jules se réveillait doucement. Il ne savait pas quelle heure il était, de toute manière comment le savoir puisqu'on ne voyait jamais le soleil... En faisant confiance aux horloges qui ornaient chaque mur, chaque immeuble ? Jules ne savait plus du tout à quoi se rattacher.

     Le voile de la réalité s'était déchiré en une nuit, comme lacéré par des coups de couteau. Il lui restait beaucoup à apprendre cependant. Il se promit de tout faire pour aider l'humanité à devenir libre, même s'il savait que ce n'était qu'un mensonge de plus qu'il se faisait à lui-même pour mieux affronter cette vie sans but ni sens...

 
Texte : Favouille - Illustrations : Jean-Sébastien Rossbach - Visitez son site.