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La dernière danse


  Cette nuit Mandaléna dansera une dernière fois pour moi. J'ai aperçu ses cheveux opalins voleter dans le souffle du couchant, j'ai senti son délicat parfum se reposer sur ma peau, j'ai parcouru la forêt à la poursuite du chant des rouges-gorges qui l'escortent. Cette nuit Mandaléna dansera pour moi et je contemplerai pour la dernière fois l'arc-en-ciel de ses yeux se reflétant dans les eaux pures du Lac d'Amiroir.

  Au petit matin d'un mois d'été j'ai découvert les Terres de Boismont à travers des yeux de vieil érudit. La majesté du castel Régent surplombant le village foudroya mon âme et, sur-le-champ, je sus qu'en ce Monde je serai heureux. L'air y était pur et accueillant, les gens cordiaux, et amicaux. Le soir, après avoir bu avec avidité les chansons d'un ménestrel de passage, je me rendis dans les Bois du Crépuscule. Comme il était dit dans les anciens poèmes je m'assis sur les berges du Lac d'Amiroir et j'attendis patiemment que l'astre lunaire s'élève au dessus de l'horizon. Et pour la première fois je vis Mandaléna. Et Sa Majesté des Fées dansa pour moi. J'avais enfin trouvé le Paradis, mon Paradis. Et alors que le doux contact de ses mains me renvoyait chez moi, il m'était évident que désormais je ferais fi de toutes les beautés que les Mondes pourraient m'offrir pour revenir à chacun de mes voyages sur les Terres de Boismont. Je fus tour à tour chacun des habitants de ce doux pays, forgeron, paysan, aubergiste et même Régent. Je passais ce qui me sembla des siècles à arpenter sans relâche chaque are de terre, chaque petit chemin, me gorgeant de félicité et de vie. Et à chaque fois mon séjour se clôturait par la contemplation de la divine danse de ma Reine qui me prenait les mains pour me renvoyer chez moi.

  Le crépuscule tombe sur les eaux calmes du Lac qui se gorge d'ocre et de vermeil. Déjà le chant des rouges-gorges s'élève pour saluer le soleil et annoncer l'arrivée de leur Maîtresse. Une sourde excitation mêlée d'une infinie tristesse me gagne et je me force à contenir mes larmes car je veux pleinement savourer cette ultime représentation. Cette nuit Mandaléna dansera une dernière fois pour moi.

  Mais un jour une Peste de l'Âme se glissa en ce beau royaume. Elle déroba le corps du Régent et commença à ronger l'esprit des habitants. Son appétit était tel qu'elle réveilla le Maître et sa maudite attention se fixa sur nous. Je me dressai contre le vampire dévoreur d'âme, mais elle me résista. Je n'avais plus d'autre choix que de provoquer le déchaînement conjoint de nos deux puissances afin d'attirer plus rapidement encore l'œil du Maître sur nous. Le déferlement d'Energie libérée fut semblable au flamboiement d'un soleil au cœur d'une nuit de cendre. Le regard du Maître se fit instantanément plus insistant et pressant, et le Parasite choisit de battre en retraite, de disparaître en marchant entre les Mondes. Mais moi je ne pouvais me cacher.

  Il sait où me trouver, il m'a pratiquement localisé. Mais il ne pourra pas me rejoindre avant qu'elle ne soit arrivée. Son parfum plane autour de mon âme et je grave dans ma mémoire le doux jeu des derniers rayons de soleil qui se dispersent en volutes colorées au creux des eaux de la cascade. Cette nuit Mandaléna dansera une dernière fois pour moi.

  Au fond de moi j'ai toujours su que mon temps était compté, que je ne pourrais jamais passer totalement inaperçu en ces lieux. Il était inévitable que le Maître finisse par ressentir ma présence sur son Monde. Mais tout au long de ces douces années j'ai toujours espéré, cru en l'impossible. Finalement l'éprouvante lutte contre la Peste de l'Âme n'avait fait qu'accélérer la marche du temps. Pour triompher j'avais dû me révéler au Maître. Et maintenant je sentais son regard sur ma nuque, son indélébile marque sur mon âme. Bien qu'il ne m'ait pas suffisamment localisé pour pouvoir intervenir en personne, je savais qu'il pourrait désormais sentir ma venue et m'interdire l'accès à son Monde, à mon Paradis.

  Alors cette nuit Mandaléna dansera une dernière fois pour moi. Puis elle me prendra doucement les mains et me renverra chez moi. Mais sur mon âme je jure qu'un jour je retrouverai le chemin qui mène aux berges du Lac d'Amiroir. Un jour j'effacerai la marque du Maître et il n'aura alors plus aucun pouvoir sur mon âme. Et ce jour là Mandaléna dansera à nouveau pour moi. Mais en attendant ce jour béni je vais te traquer, Peste de l'Âme, maudite entre les maudites. Et en rançon de mon malheur que tu as causé, je jure de vous détruire, toi et toutes celles de ton engeance qui croiseront ma route.
 
Textes : Samuel Bidal- Illustration : Willy Favre.